La vague d’image d’un décor familier m’a fait cligner des yeux à plusieurs reprises pour confirmer que ce que je voyais n’était pas un rêve. À première vue, je semblais être de retour dans mon ancien corps. Après m’être levé du canapé sur lequel j’étais assis, j’ai quitté ma chambre. Une jeune femme de chambre, qui m’attendait juste à l’extérieur, me salua respectueusement en me voyant.
“B-Bonjour Roi Grey.”
Je n’ai même pas pris la peine de regarder dans sa direction, alors qu’elle marchait à quelques mètres.
En arrivant dans la cour où tous les apprentis étaient alignés avec leur épée devant eux, j’ai tourné mon attention vers les instructeurs qui leur criaient dessus à propos de la bonne position et respiration. Quand l’un d’eux m’a vu, il s’est aussitôt retourné et a fait un salut militaire ferme, les autres instructeurs et apprentis l‘imitant.
Je leur ai simplement fait signe de continuer avant de reprendre mon chemin. En atteignant ma destination, j’ai poussé les doubles portes, arrivant devant un homme âgé possédant une épaisse chevelure blanche qui correspondait à sa longue barbe et des yeux émeraudes qui brillaient avec une lueur de sagesse et de connaissance poussées. Il était le chef du Conseil, Marlorn.
Pendant que j’occupais le poste de « Roi », je ne pouvais pas m’empêcher de me considérer comme un simple soldat glorifié. Celui qui gouvernait réellement le pays, gérant la politique et l’économie, était le Conseil.
Alors, qu’est-il arrivé à ma position de Roi ?
Le titre de Roi signifiait que je représentais une armée à moi seul. En raison du nombre décroissant de naissances et des ressources limitées, les Conseils de chaque pays se sont réunis et, après d’innombrables mois de discussions et d’argumentations, sont arrivés à la conclusion que si les guerres continuaient, nous finirons par disparaître.
Se débarrasser de la guerre entraînerait deux résultats majeurs : une diminution du nombre de morts, entraînant une croissance démographique, et des terres et ressources exploitables détruites à cause de l’utilisation des armes nucléaires. La solution qu’ils ont adoptée a donc été de remplacer les guerres par une forme de combat différente.
Ce qui a remplacé les guerres était connu sous le nom de Paragon Duels. Chaque fois qu’il y avait un différend à l’échelle du pays, un Paragon Duel était déclaré, chaque pays envoyant leur représentant le plus puissant.
Marlorn leva les yeux et s’exclama avec un faux sourire pittoresque qui semblait être un trait inné chez les politiciens, “Roi Grey ! Qu’est-ce qui vous amène dans mon humble demeure ?”
“Je démissionne.”
Sans même lui laisser la chance de réagir, j’ai retiré mon badge, un morceau de métal si recherché par tous les pratiquants, et l’ai claqué sur son énorme bureau en chêne, avant de sortir par la porte.
Qu’est-ce que j’ai vécu pendant toutes ces années ? J’étais un orphelin qui avait été élevé dans un camp créé pour élever des duellistes. J’avais vingt-huit ans, mais je ne suis jamais sorti, je n’ai jamais aimé qui que ce soit. Jusqu’à présent, j’ai passé toute ma vie à tout faire pour être le plus fort.
Et pour quoi…
Admiration ? Argent ? Gloire ?
J’avais tout cela, mais jamais en un million d’années je ne choisirais d’avoir ça plutôt que ce que j’avais dans la ville d’Ashber.
Alice me manquait. Reynolds me manquait. Durden me manquait. Jasmine me manquait. Helen me manquait. Angela me manquait. Même Adam me manquait.
Maman…
Papa…
*TOUSSE TOUSSE!*
J’ai rouvert les yeux, d’imposants arbres et des vignes pendantes emplissant mon champ de vision alors que j’étais allongé sur le dos. Cependant, cette fois, la douleur atroce qui m’a accueilli m’a affirmé que je ne rêvais pas.
Où étais-je ?
Comment étais-je vivant ?
J’ai essayé de me lever, mais mon corps ne m’écoutait pas. La seule chose que j’ai pu faire était de tourner la tête, et même cela impliquait une série de douleurs lancinantes dans mon cou.
En regardant à ma droite, j’ai repéré mon sac à dos. J’ai tourné lentement la tête vers ma gauche, serrant les dents à cause de la douleur.
Mes yeux s’écarquillèrent en le voyant et je dus immédiatement m’empêcher de vomir. À ma gauche se trouvait ce qui restait de l’invocateur que j’avais entraîné avec moi. Une mare de sang entourait le cadavre, dont le corps avait probablement plus d’os brisés que d’os encore intacts. Je pouvais voir les os blancs de ses côtes dépassant de la cavité enfoncée de sa poitrine avec un tas de ses entrailles à ses côtés. Ses membres étaient étendus à des angles anormaux, du sang et de la matière cérébrale suintant de l’arrière du crâne du mage brisé.
Son visage était figé dans un rictus de surprise et d’incrédulité, à l’exception de ses yeux complètement rouges à cause d’une traînée de sang séché de ses orbites qui était encore visible. Je n’ai pas pu détourner la tête assez vite. Mon corps étant déjà affaibli puis agressé à la fois par la vue horrible et l’odeur répugnante, je n’ai pas pu m’empêcher de vomir ce qui restait dans mon estomac jusqu’à ne plus avoir de bile à cracher.
Même dans ma vie passée, je n’avais jamais rencontré un cadavre aussi gravement mutilé. Avec l’odeur nauséabonde et les insectes se régalant du sang, je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir malade. Avec des parties de mon visage et de mon cou couvertes par ma propre régurgitation, j’ai finalement réussi à tourner la tête pour détourner le regard des restes du mage.
Comment pouvais-je être encore en vie ?
Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce qui s’était passé pendant que j’étais inconscient. Clairement, le mage était vivant jusqu’à l’atterrissage… alors que m’est-il arrivé ?
Je devais beaucoup ressembler à ce cadavre en ce moment, peut-être même pire, mais non seulement j’allais bien mais je n’avais pas non plus l’air d’avoir d’os cassés.
J’ai réfléchi aux réponses possibles jusqu’à ce que je sois interrompu par un fort grognement de mon estomac.
Encore une fois, j’ai essayé de me lever, de lutter contre les protestations de mon corps. Les seules parties de mon corps qui semblaient m’écouter à ce moment étaient mon bras droit et mon cou. J’ai déversé du mana dans mon bras droit et j’ai utilisé mes doigts pour me faufiler, traînant mon corps, jusqu’à atteindre mon sac à dos. Cela ne faisait pas plus d’un mètre mais il m’a fallu une heure pour que je réussisse enfin à l’atteindre. En l’attirant plus près de moi, je l’ai fouillé de ma seule main opérationnelle jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais : les baies séchées et les noix que ma mère avait emballées !
J’ai réussi à me servir une bouchée du goûter, que j’avais apporté uniquement à cause de l’insistance de ma mère. Ma gorge, surprise par le flot soudain de nourriture, a réagi dans une quinte de toux suffocante, me conduisant à un retour d’agonie dans l’ensemble de mon corps. Après avoir pris la gourde à l’intérieur de mon sac à dos, j’ai lentement versé un peu d’eau dans ma bouche avant de prendre une autre collation. Des larmes coulant sur les côtés de mon visage et dans mes oreilles, j’ai continué de mâcher les rations séchées jusqu’à ce que je me rendorme, en utilisant mon sac à dos comme une couverture.
Mes yeux s’ouvrirent et je me réveillai à cause de la vive morsure du froid. En regardant autour de moi, les premiers rayons de lumière culminant à travers les montagnes dessinaient l’aube.
Cette fois, j’ai pu me lever, mais uniquement avec l’aide de mana. J’ai soigneusement inspecté l’ensemble de mon corps, m’assurant que tout était en place avant de me permettre de me détendre.
Tout d’abord, je me suis dirigé vers le cadavre du mage en essayant d’éviter de regarder les blessures odieuses qui ont causé sa mort. Repérant le couteau que je cherchais, je l’ai rapidement sorti de sa cuisse.
Je ne savais pas pendant combien de temps j’allais être ici, donc avoir une arme était essentiel.
“Oh, tu es réveillé.”
Je me suis immédiatement mis en position de combat, serrant les dents à cause de la douleur du mouvement soudain, avec mon couteau à la main, me tournant pour faire face à la carcasse.
Je jure devant Dieu, si ce cadavre est celui qui parle…
Un petit rire mélodieux me fit chercher la source de la voix.
“Ne t’en fais pas. Tu n’auras pas à te soucier de la réanimation de ce cadavre.”
La voix qui semblait sortir de nulle part avait un timbre digne et doux, dont émanait un sentiment de royauté. C’était un son puissant et résonnant, mais soyeux et apaisant qui vous donnait envie de lui faire confiance.
Toujours sur mes gardes, j’ai cependant réussi à marmonner une réponse bien moins élégante.
“Qui es-tu ? Es-tu celui qui m’a sauvé ?”
“Oui, à ta deuxième question. Quant à la première, tu le sauras bientôt en arrivant chez moi.”
Cette voix semblait terriblement sûre que j’allais essayer de la trouver.
Comme si elle lisait mes pensées, elle a poursuivi : ”Je suis la seule à pouvoir te ramener chez toi depuis cet endroit, alors je te conseille de te dépêcher.”
Cela m’a un peu secoué. C’est vrai ! Je devais rentrer à la maison ! Maman ! Papa ! Les Twin Horns ! Le bébé ! Est-ce qu’ils vont bien ? Ont-ils atteint Xyrus en toute sécurité ?
Si la voix pouvait vraiment me ramener à la maison, je n’avais pas d’autre choix que de la trouver.
“Ahem, cher euh … M. la Voix. Puis-je vous demander la direction que je dois prendre pour arriver jusqu’à vous afin que vous puissiez me bénir de votre présence ?”
La voix laissa échapper un autre petit rire avant de répondre : “Ne penses-tu pas que c’est un peu impoli d’appeler une dame “Monsieur ?” Et oui, je vais te montrer le chemin.”
Ah… donc c’est une dame.
Immédiatement, ma vision s’est transformée en une vue à vol d’oiseau. En effectuant un zoom arrière, un endroit qui était à peu près à une journée de voyage à l’est est apparu et s’est éclairé avant que ma vision ne redevienne normale.
“Je te recommande de partir immédiatement. Ce sera beaucoup plus sûr de voyager pendant la journée que lorsqu’il fera nuit noire.” me réprimanda doucement la voix.
“Oui m’dame !” J’ai rapidement ramassé mon sac à dos avant de trotter vers ma destination.
Cela devenait moins douloureux à chaque pas et, en milieu de matinée, il ne me restait plus que quelques courbatures ici et là. Quoi que cette dame ait fait, c’était une magie puissante. Je n’ai jamais lu ni entendu parler d’un sort lancé à une telle distance. Ou peut-être est-elle partie après avoir lancé le sort juste avant que j’atterrisse ? Alors comment aurait-elle pu savoir que nous tombions, et pourquoi ne m’a-t-elle sauvé que moi ? Plus j’essayais de résoudre ce mystère, plus je me posais des questions.
Entendant un léger gargouillis, je me dirigeai vers la destination, repérant un petit ruisseau.
“Oui !” M’écriai-je.
J’étais complètement sale. Mon visage et mon cou avaient encore la puanteur de l’acide gastrique, tandis que mes vêtements étaient déchirés et maculés de crasse. Presque en sprintant, je me suis précipité dans le ruisseau, frottant vigoureusement mon visage et mon corps. En enlevant mes vêtements et après les avoir brièvement lavés, je les ai déposés sur un rocher proche pour les sécher. Après avoir fini ce bain rafraîchissant, je me suis dirigé vers mes vêtements encore humides quand…
“Kukuku… comme c’est agréablement insouciant.”
Par réflexe, mes deux mains se sont abattues pour couvrir ma précieuse zone alors que je courbait le dos, essayant de rendre mon corps aussi petit que possible.
“Ne t’inquiète pas, il n’y avait pas grand-chose à voir.” J’ai frissonné en sentant presque la Voix me faire un clin d’œil.
Quelle violence ! Ma fierté…
En grognant, je voulais presque dire que mon corps n’était pas développé, mais j’ai choisi d’ignorer la Voix et de mettre mes vêtements.
“Aww… ne boude pas. Je m’excuse.” La voix étouffa un rire.
Calme ton esprit, Arthur. Un roi doit être calme …
Après avoir mis mes vêtements, la voix perverse n’a plus parlé. Ne m’en souciant pas trop, j’ai fouillé dans mon sac et j’ai extrait la dernière de mes rations sèches. L’eau n’allait pas être un problème pendant un certain temps puisque je venais de remplir ma gourde, mais j’aurai bientôt besoin de nourriture, j’espère que la voix me fournira quelque chose.
En regardant autour de moi, j’ai commencé à me demander où j’étais. Je suis tombé de la montagne vers l’est, donc je dois être près du domaine des elfes. Je ne pense pas que je sois dans la forêt d’Elshire parce que je ne suis pas entouré de brouillard. Étais-je dans la Clairière des Bêtes ? Non. Il n’y avait pas de bêtes de mana… J’ai repéré quelques lapins et oiseaux, mais je n’ai encore rien vu d’autre. Un autre fait étrange que j’ai remarqué un peu plus tôt était l’abondance de mana dans cet endroit. C’est principalement grâce à la richesse du mana que j’ai pu récupérer si rapidement de mon état initial. Bien que cela n’explique toujours pas comment j’ai survécu en premier lieu, j’espérais que la source derrière la voix me le dirait.
Je devais me dépêcher.
Mis à part le fait qu’il n’y avait pas de route, cela s’est avéré être un voyage assez paisible et sans incident, avec un minimum d’obstacles et de terrains que j’ai dû contourner. Au fur et à mesure que je m’approchais de l’emplacement de la voix, la densité du mana devenait de plus en plus riche. Ignorant la tentation de m’arrêter et d’absorber le mana environnant, je me suis aventuré plus loin. L’entraînement n’était pas important pour le moment. J’avais besoin de rentrer à la maison.
Puisque tout le monde a probablement supposé que j’étais mort, je ne pouvais pas m’empêcher de m’inquiéter pour Maman et Papa. Pas vraiment physiquement, mais surtout pour leur santé mentale. J’ai craint que Maman et Papa ne se pardonnent pas ma mort. La seule pensée qui m’a réconfortée était le fait que ma mère était enceinte. Oui. Au moins, pour le bien de mon frère ou de ma sœur à naître, ils resteraient forts.
J’ai atteint la zone vers laquelle la Voix m’a dirigé, mais je n’ai rien pu voir d’autre qu’un groupement de rochers entouré par des arbres.
“Je suis contente que tu aies pu te rendre ici en toute sécurité” fit résonner la Voix avec confiance, comme si elle savait déjà que je le ferais.
“Ravi de vous rencontrer euh … Madame ? Mme Rocher ?”
“Je ne suis ni un rocher, ni l’un d’entre eux. Il y a une crevasse derrière les roches adjacentes. C’est là que je serai” gloussa la Voix.
En regardant autour de moi, j’ai réussi à repérer le petit espace, d’environ la largeur d’un adulte, entre deux des plus gros rochers qui s’appuyaient l’un contre l’autre. La légère brise sortant de la crevasse m’a confirmé que j’avais trouvé ce que je cherchais. Si la Voix ne m’avait pas dirigé vers cet endroit exact, je n’aurais jamais remarqué la petite fissure.
“Enfant. Continue et entre par la crevasse, mais renforce-toi avec du mana avant de le faire.”
Je vais enfin pouvoir revoir Maman et Papa !
Sans une seconde d’hésitation, je me suis glissé facilement à travers l’écart tout en renforçant mon corps avec du mana.
Je m’attendais à marcher sur une plate-forme, mais à la place, je suis immédiatement tombé dans un trou sombre.
La Voix ne m’avait pas prévenu que j’allais faire une chute verticale.
“Je suppose que c’est pour cela qu’elle a mentionné me servir de mana.” fut la pensée qui me traversa l’esprit alors que je tombais, hurlant du sommet de mes poumons de quatre ans.
Frottant mon derrière et gémissant, je me suis lentement relevé.
“Nous nous rencontrons enfin, enfant.”
J’ai senti du sang s’écouler de mon visage alors que ma bouche s’ouvrait et que mes yeux gonflaient. Me sentant étourdi alors que mes jambes ne pouvaient pas me soutenir, je me suis effondré sur mon derrière douloureux, fixant celui qui m’aidait depuis tout ce temps.