Il se réveilla dans le noir. La tête lourde, ses poignets étaient liés derrière la chaise sur laquelle il s’était fait attacher.
Le sol était humide. La même humidité que celle de la ruelle, mais il y avait aussi une odeur de moisissure et de viande froide.
Il comprit bien assez tôt que le boucher l’avait enfermé dans une cave.
Il tira sur les cordes encore et encore, mais les liens étaient bien trop serrés pour aboutir à quoi que ce soit quand il entendit à peine des bruits de pas très légers.
Il balaya l’obscurité en essayant de trouver la source de ce bruit lorsque quelque chose se glissa dans son champ de vision.
Un rat blanc.
Il reconnut immédiatement ces yeux, bien qu’il se trouvât dans un noir complet.
— Neko… ?
Le même regard que celui du chat de la ruelle. Le rat grimpa sur la chaise et commença lentement à ronger les liens.
Shinji n’osa pas bouger, il se trouvait dans l’incompréhension totale, mais il se laissa faire.
Quelques minutes plus tard, ses poignets étaient libres.
Il bondit et la chaise tomba aussitôt. Le bruit résonna dans toute la pièce.
— Qu’est-ce que tu fous, là-dedans ?
La porte s’ouvrit et le boucher entra dans la cave. Shinji savait que la lumière qui venait d’apparaitre avec l’ouverture de la cave allait le trahir et il se jeta sur le boucher sans réfléchir.
Il lui porta un coup de genou au niveau du ventre, le boucher tituba.
Shinji vit la lame à sa ceinture. Celle qu’il n’avait pas pu utiliser pour sauver la jeune fille.
Il la prit et s’enfuit ; il vola un bout de viande sur l’étal avant de courir sans voir derrière lui, sans réfléchir, sans respirer.
Il voulait juste s’échapper et retrouver le chat. C’était tout ce qui lui restait dans ce monde pire que l’enfer, et il s’était mis à croire que la théorie du test divin n’était peut-être pas qu’ironique.
Il remonta la rue. Il avait perdu ses repères, la nuit avait noyé le marché. Il tourna à gauche. Puis à droite. Et enfin…
La ruelle. Celle où le chat devait l’attendre. Ça ne pouvait être autrement, tout ce qu’il venait de vivre, c’était pour comprendre la cruauté de l’homme. Cette logique était la seule qui lui permettait de garder sa sanité d’esprit.
Il y entra à toute vitesse.
— Neko ! J’ai ce que tu voulais ! J’ai—
Mais il s’interrompit. Il balaya toute l’allée des yeux, mais le chat n’était plus là. Il s’assura une nouvelle fois, mais toujours rien.
— T’étais pas censé partir… J’ai tenu parole…
Il sentit quelque chose se briser en lui alors qu’il est tombé sur ses genoux qui se sont aussitôt ouverts, du sang giclant sur ses jambes.
Quand il entendit un grondement derrière lui. En se retournant, il vit deux chiens barraient l’entrée de l’allée. C’était les chiens qu’il avait vus plutôt, les mêmes crocs luisants.
— Je ne pensais pas que t’irais aussi loin, lâcha une voix.
Le boucher était celui qui les tenait en laisse. Il récupéra assez facilement du coup que Shinji lui avait porté.
Il tenait une troisième chaîne. Le chien qu’elle tenait était encore plus grand, plus noir, silencieux.
Shinji se débattit, sa lame en main. Il pouvait bien l’utiliser finalement quand c’était sa vie qui était en jeu. Comme un animal qui ne tenait que par son instinct de survie.
Le boucher lâcha les chaines des deux premiers chiens qui se jetèrent sur Shinji.
Bien qu’ils réussissent à le mordre, il réussit à venir à bout des deux après les avoir attaqués au niveau de leurs gorges avec sa lame, une précision qui semblait lui être naturelle.
— Tu as tué deux de mes chiens… tout ce qui me restait.
Le boucher s’arrêta à quelques mètres.
Shinji feint l’indifférence aux morsures des deux chiens, mais la douleur se voyait sur son visage. La sueur commençait à embrouiller sa vision.
— Donne-moi la lame, et je te laisse crever sans douleur. Elle n’a rien à faire dans les mains d’un gars comme toi.
Shinji ne répondit pas et leva à nouveau la lame instinctivement. Car cette fois-ci, sa vie en dépendait.
Son corps tremblait. Son esprit vacillait. Mais il tenait encore.
— T’approches pas.
Le boucher haussa un sourcil à l’écoute des menaces que Shinji proférait dans sa folie.
— Tu penses que j’ai peur de toi alors que j’ai assisté à la chute de la haine ?
— Qu’est-ce que… ?
Le boucher commença à lâcher la dernière chaîne.
Le chien bondit et Shinji se retrouva une nouvelle fois aux portes de la mort.
Shinji vit la mort en face une nouvelle fois. Il l’avait déjà vu, la mort mais il ne s’en rappelait pas.
Bien qu’il fût soulagé à l’idée de ne pas avoir à survivre dans ce monde où tout le monde semblait garder bonne conscience malgré la cruauté de leurs actes. Cette peur en lui de mourir, de souffrir avait pris le dessus.
Alors qu’il tenait à peine debout, ses jambes subissant le poids de tout ce qui lui était arrivé, le chien bondit sur lui.
Ses crocs luisants, l’écume à la gueule, ses muscles tressaillaient d’impatience. Il n’attaquait pas encore. Pas tout de suite.
Le boucher rattrapa la chaine du bout des doigts.
— Tu sais ce que ça fait… de voir son frère perdre la seule chose qui le faisait avancer. Murmura le boucher
— Cette lame… c’était à lui qu’elle devait revenir. Pas à un moins que rien comme toi qui ne connait rien à la haine.
Ces mots retentirent dans l’entièreté de la ruelle.
Shinji ne répondit pas, il n’en avait plus la force. Tout ce qu’il avait vécu jusque-là, ce destin inconnu qu’il doit subir. Seul sa folie le tenait encore debout.
Il leva les yeux. Le ciel était toujours aussi gris, les nuages ne semblaient pas avoir bouger comme si ce monde en avait décidé ainsi.
La lumière de la lune était à présent la seule lueur que Shinji apercevait, en lui plus rien ne brulait.
Il aurait voulu supplier. Mais pour quoi ? Pour qui ?
— …Maman… Papa…
Ses jambes flanchèrent.
Même son corps finit par le lâcher, le froid de la pierre lui mordit les os.
Il avait envie de pleurer. Mais même ses larmes semblaient l’avoir abandonné.
— Pourrais-je… vous revoir ? Dans l’au-delà ?
Il savait que c’était une illusion lâche, il espérait les retrouver alors qu’il ne se rappelait même pas leurs visages.
La mort ne lui était pas étrangère. Il le savait qu’il l’avait déjà vécu et que c’était ce qui l’avait mené à ce monde.
— Ce n’était donc pas un test, je suis juste en enfer n’est-ce pas ? cria Shinji.
— Tu n’as que ce que tu mérites, Kades devait être le prochain. Pas toi.
Le boucher finit par lâcher la chaine.
Shinji n’avait pas la force de se lever, son cœur battait de plus en plus vite et son regard commençait à se brouiller quand le chien bondit sur lui, gueule ouverte.
Il crut voir sa mort mais au lieu de crocs… il vit une silhouette.
Une ombre tombée du ciel. Celle d’un homme aux cheveux rouges avec un regard perçant qui cachait à la surface une colère noire enfouie en lui.
Il s’interposa entre Shinji en le chien sans crainte.
Le choc fut brutal. Malgré les griffes pointues du chiens et ses crocs luisants, il put le contrôler assez facilement.
— Bouge, idiot ! hurla-t-il. T’as une chance ! Prends-la !
Shinji n’avait pas encore pu assimiler ce qui venait de se passer mais ses jambes sous l’effet de l’adrénaline, avaient bougé avant lui.
L’homme aux cheveux rouges dévia le chien d’un coup de genou, planta son coude dans son flanc, puis attrapa un couteau court attaché à sa ceinture.
Dans un seul mouvement fluide, précis, il lui trancha la gorge. Cette manière de faire, ces mouvements rappelèrent à Shinji les siens lorsqu’il tua les deux premiers chiens.
Le chien s’effondra, haletant.
— C’est bon, Ryouma, j’ai l’autre.
Une voix s’éleva depuis l’arrière du boucher.
Un second homme qui avait la même carrure que celui qui vint à bout du chien, des cheveux d’un bleu clair. Le regard de celui-ci semblait plutôt cacher une rancune dont seul lui connaissait l’objet.
Il venait de frapper le boucher à l’arrière du crâne, le projetant contre le mur.
— Tu t’es bien amusé ? demanda-t-il en essuyant ses mains.
— C’était lent, Hayato. T’es toujours aussi chiant à calculer chaque mouvement.
— Et toi, toujours aussi impulsif.
Shinji les regardait sans savoir ce qu’il recherchait vraiment.
Ils étaient très ressemblants, à l’exception de leurs regards et de leur chevelure, tout en eux était similaire. Des jumeaux, présemblablement.
Cependant tout dans leurs gestes, leur regard, leur façon de se tenir, trahissait leur opposition.
Ils vinrent à bout du boucher et du dernier chien. Quelques secondes leur suffirent pour faire ce que Shinji ne pouvait même pas entrevoir, pour lui c’était la fin et ils balayèrent son désespoir comme si ce n’était qu’un détour qui les exaspérait.
Shinji n’osait pas parler, il ne savait dire si c’était réel ou si son cerveau cherchait à lui faisait voir sa lâcheté et ce qu’il aurait pu faire s’ils ne se cachait pas derrière une folie hypocrite.
Le jumeau aux cheveux rouges — Ryouma, apparemment s’approcha de Shinji.
— T’es qui, toi ?
Une question aux abords très simple, mais Shinji ne sut quoi répondre.
— Je… je ne sais plus.
— On te sauve la vie, et tu décides de jouer à l’anonyme ?
Ryouma s’agenouilla. Son regard devint plus dur.
— Cette lame…. Explique-toi !
Shinji recula d’un centimètre.
— Je… je ne sais pas.
— Tu ne sais rien toi, hein ? cracha Ryouma. Tu veux jouer à ça ? Tu crois qu’on t’a sauvé pour faire les malins ?
Il le saisit brutalement par le col.
— J’te jure que si tu continues à mentir, je finirais ce que ce déchet avait commencé. Cracha encore une fois Ryouma en pointant vers le boucher.
Shinji sentit son cœur exploser contre sa poitrine.
— Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Qu’est-ce que j’ai fait ? pensa Shinji
— Lâche-le. Dit Hayato en faisant signe à Ryouma de le lâcher.
— T’es trop mou, Hayato.
— Et toi trop imprévisible. Il aurait crevé sans nous. Il est paumé, pas dangereux.
Ryouma continua à exercer une pression sur le col de Shinji avant de le lâcher quelques secondes plus tard.
Shinji tomba à genoux. Il peinait à respirer et dans ce moment de faiblesse, une certitude s’installa en lui :
— Ils ne m’ont pas sauvé. Pas pour moi.
— Ils attendent quelque chose. Comme les autres.
— Tout ce monde… tout ici… pue l’intérêt.
— Même eux, mes sauveurs. Tout ce qu’ils veulent… c’est des réponses
Il balaya du regard les alentours. Encore une fois l’humidité, le manque d’air, un ciel aussi sombre que ce qu’il se trouvait en dessous de lui.
— Ce monde ne veut pas de moi vivant.
— Il veut me casser.
— Me briser jusqu’à ce que je supplie de mourir.
Hayato vit dans les yeux de Shinji cette envie d’en finir.
— Tu viens d’où de quelle zone de Stygia ?
— St…Stygia ? murmura Shinji.
Ce nom lui était inconnu, Il avait déjà vu ce nom sur l’étal du boucher mais quelque part au plus profond de lui, il ressentait l’avoir déjà entendu avant.
Il hésita à tout leur avouer. Peut-être que c’était ça la réponse qu’il attendait, qu’il ne savait pas qu’il était, qu’il ne sait plus rien de son passé, qu’il n’est plus qu’un être perdu noyé dans des démons qu’ils ne s’expliquent pas.
Mais à quoi bon ? Que ce soit ou pas plus rien ne changera son destin. Il le savait, ils n’hésitèrent pas à mettre à terre le boucher et ferait pareil avec lui une fois qu’ils auraient été satisfaits des réponses qu’il leur aurait donné.
— Je… je ne viens pas d’ici.
Un silence pesant suivit avant que Ryouma ne laisse à nouveau échapper sa colère.
Il prit à nouveau son couteau en main et le pointa vers Shinji.
— On te sauve et t’as que ça à faire, tu comptes feindre l’ignorance encore longtemps ?
— Ça se voit que t’as jamais eu à faire à nous, les Zephyr
— Zephyr ? murmura Shinji
— Continue comme ça et…
Alors que Ryouma menaçait Shinji, il vit du coin de l’œil qu’Hayato commençait à se sentir mal, des gouttes de sueur couvrant son front.
Hayato commença à rire hystériquement, Shinji avait déjà sombré dans la folie, plus rien ne pouvait faire sens à ses yeux mais Ryouma non plus ne comprenait pas cette réaction.
— Eh tu joues à quoi Hayato, ce n’est pas le moment.
— Cette lame… lui… Murmura Hayato
— Hayato, de quoi tu parles ? cria Ryouma
— Cette lame… c’est à cause de lui qu’on a tout perdu.
— Notre père… c’est à cause de lui… Ryouma ! Cria Hayato en pointant Shinji du doigt.
— Faites le souffrir jusqu’à la mort. Non gardez le en vie, une fois de retour au camp je m’en chargerais moi-même.
— Calme toi Hayato, Ce n’est pas ce qui était prévu.
Mais Hayato ne l’entendait plus, il fit un simple geste de la main et des silhouettes, plusieurs sautèrent du toit des deux murs qui entouraient l’allée.