— Où suis-je ? Qui… suis-je ?
Shinji ouvrit les yeux sur une ruelle étroite, l’humidité y régnait et il faisait aussi froid que les hivers les plus intenses du Japon.
Son dos trempé contre des pierres froides et irrégulières, et l’air avait une odeur stagnante de boue et de fumée noire.
Le ciel au-dessus de lui était aussi gris que le froid laissait penser, bien que la lumière du soleil éclairât partiellement l’allée.
Il tenta de bouger. Ses bras, ses jambes, ses muscles semblaient lui appartenir. Pourtant, il se sentit aussi vieux que ce monde
Il frissonna. Cette sensation, il ne l’avait pas connue depuis longtemps. Depuis… il ne savait plus.
Une sensation inconnue, lourde, le serrait à la poitrine. Pourtant, elle n’était pas inconnue. Non. C’était une peur enfouie en lui, une mémoire qu’il avait perdue.
Il ne reconnaissait pas cet endroit non plus, et pourtant, lui aussi semblait familier à ses yeux.
— Quel est cet endroit ?
Il se redressa lentement. Il n’avait aucune tache de sang sur son corps et ne ressentait aucune douleur. Aucun signe de ce qu’il avait vécu.
— Je suis mort…
C’était une certitude. Une intuition gravée dans sa chair. Mais il n’avait aucun souvenir de comment.
Il fronça les sourcils. Rien ne revenait malgré ces efforts.
Il baissa les yeux. Un chat blanc, maigre, s’était glissé à l’entrée de la ruelle. Son regard trouva celui de Shinji, puis disparut dans l’ombre.
En le voyant, juste un mot lui revint, un nom.
— Neko…
Pourquoi pensait-il à ce nom alors qu’il ne se rappelait même plus de sa propre personne ?
Un frisson le parcourut. Puis, une larme coula.
— Maman… Papa…
Ces deux mots étaient tout ce qui lui restait, même leurs prénoms s’étaient perdus en lui.
Il sortit lentement de l’allée. Les bruits devinrent plus clairs : plusieurs personnes haussaient la voix, les uns plus bruyants que les autres, des sommes qui ne cessaient de hausser.
— Une enchère ? — pensa Shinji, quand il vit à sa droite un étal.
Au-dessus de l’étal se trouvait une planche en bois sur lequel des lettres inconnues étaient taillé.
— Viande de Stygia ? — murmura Shinji, sans pouvoir s’expliquer ce qui lui permettait de lire ce qui était écrit sur cet planche bien qu’il sût au fond de lui que ce n’était pas là qu’une simple coïncidence.
Un vieux boucher criait sur un homme, sûrement son client. Une carcasse de bœuf sur l’épaule. Des chiens aboyaient, leurs crocs luisants, ils étaient enfermés dans des cages derrière l’étal.
Il détourna les yeux, mais une pensée lui tourmentait l’esprit : à peine sorti de la ruelle, le destin lui montra un étal de viande, comme s’il devait faire le geste noble de nourrir le chat, sa première interaction avec ce monde
— Un test…
Il en rit presque. Lui, qui avait toujours rejeté tout ce qui touchait au divin, enfin c’est ce que son intuition lui fit penser mais son rire sonnait creux.
Il marcha encore, suivant le bruit de la foule. Il déboucha sur un groupe de personnes bien habillées regroupé, tous leurs regards portés vers ce qu’il se trouvait au centre de place, une estrade de bois.
Dessus se trouvait des hommes qui avaient les marques d’une guerre ancienne mais aussi des femmes et des enfants tous enchaînés les uns aux autres dans un silence pesant.
Ces personnes qui s’apparentaient à ce qui s’agirait de la classe supérieure en ce monde criaient des chiffres, des montants de plus en plus hauts.
— C’est ça l’enchère ?
Il mit du temps à comprendre, mais une fois qu’il assimila qu’il avait en face de lui une vente d’esclaves, il faillit vomir.
Il n’y avait aucune compassion dans les regards des enchérisseurs. Comme s’il achetait du pain. Mais ce n’était pas du pain qu’il achetait au milieu de ce marché, c’était la liberté de dizaines de personnes qui ne valaient pas plus que de simples marchandises.
Il recula et se retourna dès qu’il put pour revenir à la ruelle. L’humidité lui était moins contraignante que l’horreur de ce à quoi il venait d’assister.
— C’est donc ça, l’au-delà ?
Une fois arrivé à la ruelle, le chat n’était plus là, mais une jeune fille s’y trouvait. Elle s’était accroupie à un mur de pierre, toute tremblante. Ses bras entourant ses genoux comme si elle aussi cherchait à échapper à la terreur de ce qui les entourait.
Shinji s’approcha, il laissa son instinct le guider.
— Tu vas bien ?
Elle releva les yeux.
— Je vous en supplie… ne les laissez pas me reprendre…
Sa voix était rauque. Cassée par les sanglots.
Avant qu’il ne réponde, des bruits de pas de plus en plus bruyants se faisaient entendre.
Trois hommes lui faisaient face. Leur chef était massif, un regard perçant qui déstabilisa Shinji.
— Dégage, murmura-t-il. Elle est à nous.
Shinji recula.
— Cette tenue… Ce sont des gardes… Et ils laissent faire cette enchère au marché ? murmura Shinji.
Bien qu’il ne comprît pas ce qu’il se passait, il vit la peur dans les yeux de la petite fille.
— Attendez. Écoutez-moi. Elle… elle ne mérite pas ça. Je peux… payer. Travailler. Faire ce que vous voulez.
Shinji n’avait rien sur lui, ses promesses ne tenaient que sur un mensonge, aucune échappatoire n’était possible si on voyait clair en lui.
Ils rirent.
— Toi, travailler pour nous, avec ton corps de malnourri ?
Il baissa les yeux. Sa propre liberté était tout ce qu’il avait à offrir, et à trois contre un, ils n’avaient aucune raison de le craindre.
Sous la pression des gardes, il fit semblant de chercher ses poches quand il y ressentit une lame. Malgré le tissu qui séparait sa main de la lame, il ressentait en lui qu’il avait cette lame en main avant de mourir. Il en était sûr.
C’était tous ce qu’il lui restait de ce qu’il était avant.
— Comment… ?
Bien que ses chances étaient déjà bien plus équitables, il n’osa pas la sortir.
— Bon, t’attends quoi ? Tu nous payes ou tu nous fais perdre notre temps pour rien ? cria le chef des gardes.
Malgré son envie de jouer au sauveur, Shinji remarqua qu’au moment opportun, il ne pensait qu’à lui-même, à son propre bénéfice.
Il vit la fille une dernière fois pour ne pas regretter sa lâcheté plus tard. Pour lui, il valait mieux y faire face dès maintenant pour qu’elle ne revienne pas le hanter plus tard.
Mais la jeune fille ne pleurait plus, elle était vide. Tout espoir qu’elle portait en elle s’était éteint, elle n’attendait déjà plus rien de la part de Shinji. Ce monde ne lui avait pas appris à croire aux autres, et Shinji n’y faisait pas exception après tout.
— Putain, l’enchère est finie. À cause de toi, on n’a pas pu y revenir à temps. Remontre ta face ici et t’es un homme mort. — Cria l’un des gardes
Shinji les laissa partir… ou plutôt, il ne fit rien pour les retenir.
Quand il se retourna, le chat était revenu. Il s’assit à côté de là où le chat se trouvait.
— Tu m’as vu, hein ?
— Tu as vu à quel point je ne suis qu’une merde…
Il serra les poings. Il avait non seulement abandonné la jeune fille mais était au fond de lui, soulagé d’avoir été épargné.
— Je les ai jugés, mais je n’ai rien fait de mieux.
Une flaque d’eau par terre se trouvant à sa gauche lui montrait son reflet, mais il n’avait pas le courage de se voir en face. Il détourna ses yeux.
— Si quelqu’un m’entend… donne-moi une chance.
Une voix au loin hurla :
— Celle-là vaut de l’or ! Son corps est intact ! Vous auriez dû la ramener plus tôt !
Lorsqu’il tourna sa tête pour voir ce qui se passait, son sang se glaça.
La jeune fille était enchaînée et un collier de fer lui fut placé autour du cou. Elle était prise de force par son bras par l’un des gardes, ses pieds ne touchaient même plus le sol.
Shinji serra la lame et courut, ses pas résonnaient contre la pierre.
— Je l’ai déjà abandonné, qu’est ce qui m’arrive ?
Son cœur battait à tout rompre. Il était noyé dans une colère noire, envers qui ? Il ne savait même plus, lui-même, les gardes. Peu l’importait à ce moment-là.
Il arriva sur la place. Les trois gardes étaient là et s’étaient joint à d’autres.
Shinji finit par se décider qu’il ne pouvait pas survivre au sein de ce monde s’il y abandonnait la première personne qui semblait ne pas être ce qui se faisait de pire dans la race humaine.
— Arrêtez ! cria-t-il. Rendez-lui sa liberté !
Il s’était enfin retourné vers lui lorsqu’il brandit la lame dans leurs directions.
Le silence dura une seconde. Puis un rire éclata parmi les gardes.
— Tu te prends pour qui, franchement ? Tu sais au moins où tu te trouves ?
Shinji ne répondit pas et chargea sans hésiter cette fois.
Mais il n’était ni entraîné, ni rapide. Il ne savait comment bouger que parce que son corps s’y était habitué.
Un premier garde l’attrapa au vol et lui bloqua le bras. Un deuxième lui asséna un coup de poing dans l’estomac.
Shinji s’écroula, la lame tombant à ses pieds.
— Sérieusement… lança un autre. Ce gosse veut mourir ou quoi ? Ça doit encore être l’un des fugueurs de Thatreth.
Ils s’approchèrent. Mais une voix grave, lasse, les arrêta :
— Dix écus.
Le silence suivit cette proposition. Un homme venait d’apparaître derrière eux. Large d’épaules. Tablier taché de sang séché.
Shinji en était sûr. Cet homme, c’est le boucher qu’il vit plutôt.
Il s’approcha des gardes avant de poser une bourse au sol.
— Pour lui… et cette lame.
Les deux gardes haussèrent les épaules, ravis de cette offre pour un déchet qu’il ne leur aurait rien ramené, mais leur chef en était plus suspicieux.
— Lui, tu aurais pu l’avoir sans un sou, je suppose donc que c’est la lame qui t’intéresse vraiment.
Le boucher, après un moment de silence, répliqua :
— Je connais un forgeur qui pourrait être intéressé par cette lame ; lui, il ne m’intéresse pas autant, mais il pourrait me refourguer d’autres lames si ce n’était pas un nomade qui la lui a vendue.
Il devait faire la cinquantaine malgré son physique avantageux.
Mais le chef des gardes, malgré l’expérience du boucher, remarqua que celui-ci mentait sur la lame.
Malgré une constance dans la voix du boucher, ses yeux figés sur la lame le trahirent.
— Je connais bien les alentours, il n’y a pas de forgeur ici. Je ne sais pas à quoi tu joues, mais j’accepte. Prends ce déchet et sa lame et retourne à ton étal.
Shinji remarqua que pendant tout ce temps-là, il ne l’avait même pas regardé. Il disait donc vrai : seul la lame l’intéressait.
Le boucher acquiesça avant de s’agenouiller pour ramasser la lame. Shinji était encore sous l’effet des coups des gardes quand il le prit par le col comme un sac de viande.
Il attendit que les gardes se soient suffisamment éloignés pour enfin le confronter.
— Cette lame… Comment … toi ?
Shinji ouvrit la bouche pour se défendre, mais il n’avait plus d’air et perdit connaissance.