En relevant les yeux, Shinji vit qu’Okami s’était retourné vers Yoru.
— Yoru, rends-toi au marché. Renseigne-toi sur la jeune fille dont je t’avais parlé.
— La jeune fille ? demanda Shinji, la gorge serrée.
Il se rappela aussitôt de la jeune fille qu’il avait abandonnée au marché.
Il l’a vu se faire enchaîner et se faire prendre, et n’avait décidé d’agir qu’une fois que c’était trop tard.
— C’est elle qui aurait dû être sauvée… Pas moi. murmura Shinji.
Les derniers mots qu’il avait entendus de la bouche de la jeune fille lui revinrent :
« Monsieur, sauvez-moi… Je ne veux pas reperdre ma liberté… »
Yoru hocha la tête, puis quitta la pièce sans dire un mot.
Shinji, lui, n’osait plus lever les yeux. La honte le rongeait. Il se méprisait, il avait essayé de faire face à son regard une dernière fois ce jour-là, mais ça ne l’a pas aidé à oublier sa lâcheté. Il ne pouvait s’empêcher de se répéter :
— Je l’ai abandonnée. J’aurais pu… au moins essayer. Mais je n’ai rien fait. Je savais que je n’allais rien pouvoir faire contre eux, je cherchais juste à m’acheter bonne conscience.
Il mit sa main droite sur son visage pour essayer de cacher. Cacher quoi exactement ? Lui-même n’arrivait pas à se l’expliquer, sa lâcheté, son hypocrisie. Peu importe. Tant qu’on ne le regardait pas, tant qu’on l’ignorait, il n’aurait pas à assumer celui qu’il est ou plutôt celui qu’il était.
Haruka posa doucement une main sur son épaule.
— Tu n’as plus à t’en faire, Shinji. Tu n’es plus seul. Avec nous, tu réapprendras à t’aimer.
Et à ces mots, il sentit quelque chose se briser en lui.
Ce n’était pas de la honte ou du mépris. C’étaient des larmes, cette fois. Des larmes d’un homme soulagé, comme si un poids lui était retiré.
Il murmura, presque à bout de souffle :
— Vous m’avez sauvé… alors que je ne suis qu’un inconnu…
Haruka lui sourit chaleureusement. Shinji comprit à ce moment-là que lui aussi méritait une seconde chance.
En face d’eux, Okami les regardait, un regard qui ne laissait rien paraître.
Haruka aida Shinji à se lever, elle mit son bras au-dessus de son épaule et quittèrent la pièce ensemble, marchant lentement dans le couloir, jusqu’à une salle qui se trouvait en face de la porte du semblant d’infirmerie dans lequel il s’était réveillé.
Elle ouvrit la porte de cette pièce et lui montra du doigt un petit lavabo en pierre qui se trouvait au fond de celle-ci avant de le laisser seul.
Shinji s’approcha du robinet et fit couler un filet d’eau avant de se pencher pour se laver.
Et dans cette flaque d’eau, il vit son reflet. Celui qu’il cherchait à éviter dans la ruelle.
— Ce visage…
— Je n’ai pas tellement changé finalement, depuis ce jour-là…
Il ressemblait toujours au garçon qu’il avait vu dans son cauchemar, les mêmes yeux, les mêmes cheveux noirs.
Quand il commença à s’inspecter plus en détail, il remarqua quelque chose.
— Une cicatrice…
Sous son cou, là où le garçon lui n’avait rien là. Shinji ne comprenait pas cette marque.
— Comment est-ce que je me suis fait ça ?
Il toucha doucement la zone. Il ressentit de légers picotements.
— C’est le boucher avant de m’emmener dans la cave ou les coups que je me suis pris dans la ruelle ? Non, ça n’aurait pas pu cicatriser si rapidement.
— Pourquoi je ne m’en rappelle pas ?
Haruka revint vers lui avec un petit tas de vêtements. Elle vit la colère dans son regard.
— On a tous un passé, tu sais. Peut-être qu’il vaut mieux ne pas s’en rappeler et tout recommencer, avoir un nouveau départ afin de montrer au monde qu’on est bien plus que ce qu’il nous a façonnés à devenir.
Il la regarda, surpris.
Mais elle ne souriait pas. Elle semblait cacher quelque chose, enfoui en elle qu’elle n’arrivait pas à oublier.
— Tiens, ajouta-t-elle. Tu passeras plus inaperçu avec ça.
Elle lui tendit les vêtements, puis s’éclipsa discrètement pour lui laisser un peu d’intimité.
Shinji retira lentement son t-shirt.
Et il remarqua à ce moment-là que sa cicatrice au cou n’était pas la seule qu’il avait. Il en avait une autre qui couvrait la quasi-totalité de sa poitrine.
Il effleura la marque du bout des doigts, tremblant.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé… ? Comment j’ai pu survivre à ça… ? À moins que… ça ait quelque chose à faire avec… ma mort ?
Il sentit son cœur battre plus fort, sa respiration s’accélérer. Les souvenirs ne revenaient pas. Seul le silence régnait en lui. Une absence terrifiante, un trou béant dans sa mémoire.
Il s’appuya contre le mur, tenta de se calmer.
— Cette blessure… ça ne peut être que ça…
Il ferma les yeux et commença à ressentir une douleur à la tête.
Mais il devait rester fort. Il devait avancer. Au moins pour comprendre. Pour retrouver ses souvenirs. Pour donner un sens à sa vie.
Il enfila les vêtements qu’Haruka lui avait donnés. Un haut simple en lin, un pantalon beige, un gilet à capuche aux coutures rafistolées. Rien d’impressionnant, mais c’est exactement ce dont il a besoin, de pouvoir se fondre dans la masse et ne plus avoir à subir les regards comme ceux du boucher et des jumeaux.
Il inspira profondément, se regarda une dernière fois dans l’eau, puis sortit de la pièce.
Haruka l’attendait dans le couloir, bras croisés, appuyée contre un mur.
À côté d’elle, Okami fixait une petite fenêtre ouverte.
— Il est prêt ? demanda la doyenne.
Haruka hocha la tête.
— Il a l’air, en tout cas. répondit Haruka avant de lâcher un sourire léger à Shinji.
— Va rattraper Yoru, vu sa réaction tout à l’heure… Je ne peux pas lui laisser cette responsabilité à lui seule.
— À vos ordres. Okami-sama
Haruka se mit en route.
Okami se tourna vers Shinji et lui fit signe de la suivre.
— Bien. Tu vas rester ici un moment, le temps que ton corps guérisse. Une fois que ce sera le cas, je ne pourrai pas te forcer à rester. Ce sera à toi de voir.
Elle se détourna, s’engagea dans le couloir. Shinji la suivit, encore un peu hésitant.
Ils passèrent devant plusieurs pièces au bois usé, croisèrent quelques visages curieux, fatigués mais pas hostiles. Des enfants jouaient à même le sol, des adultes réparaient des meubles ou préparaient de modestes repas.
Pas de mépris, pas de colère, pas d’envie dans leurs regards.
Shinji n’osait y croire.
Il sentit quelque chose se tordre dans sa poitrine. Il avait fui, souffert, crié, alors qu’ici, au milieu de la misère, des gens arrivaient à rester humains.
— Ils rient, murmura-t-il. Malgré tout, ils rient encore…
Okami ralentit le pas, tourna légèrement la tête vers lui.
— Comme tu peux le voir, je n’ai pas pu trouver mieux pour eux alors qu’il mérite toutes les terres de Stygia. La terreur leur a tout pris…
— La terreur ? pensa Shinji.
Elle s’arrêta.
— Mais tant qu’on a ça…
Elle posa une main sur sa poitrine avant de lever les yeux fièrement.
— … on survivra.
Shinji s’immobilisa.
Ces mots, si simples… touchaient quelque chose de profond en lui.
Il se souvint de son souvenir, de l’état dans lequel il était.
— Si j’avais trouvé à ce moment-là un endroit comme ce refuge, j’aurais pu…
Mais cette pensée fut interrompue net.
Une silhouette apparut, surgissant d’une porte entrouverte plus loin dans le couloir. L’air changea. Comme si une lame invisible venait d’être dégainée.
L’atmosphère, paisible quelques secondes plus tôt, venait de changer.
La personne s’approchait d’eux de plus en plus.
C’était un homme qui devait avoir à peu près le même âge que Shinji, aux cheveux violets et aux traits anguleux. Il avançait avec une nonchalance presque exagérée, les mains dans les poches, le regard planté sur lui.
Il lâcha un sourire moqueur lorsque son regard croisa celui de Shinji, mais ses yeux laissaient paraître du mépris, un mépris que Shinji n’avait vu chez personne d’autre au sein du refuge, même pas dans les yeux de Yoru.
Shinji ne le connaissait pas, mais son instinct se tendit aussitôt.
L’inconnu s’arrêta à quelques pas, son ombre frôlant celle de Shinji sur le sol poussiéreux.
Il finit par mettre fin au silence.
— Alors, c’est toi.
Sa voix était basse, presque un murmure. Et ce qu’il disait ne semblait pas vraiment être adressé à Shinji. Comme s’il parlait tout haut pour lui-même.
Un frisson remonta dans la nuque de Shinji. Il ne lui avait rien dit, rien fait, et pourtant il se sentait déjà piégé.
Mais avant que l’homme puisse dire quoi que ce soit de plus, une voix, tranchante et glacée, s’éleva de derrière Shinji :
— Daichi.
Shinji sursauta.
Okami s’approchait à pas lents. Sa voix n’était pas forte, mais elle portait une autorité implacable.
Daichi se retourna à moitié. Son sourire s’élargit à peine, comme s’il s’amusait d’avoir été interrompu.
— Je faisais juste un tour, dit-il avec une fausse innocence.
— Pas maintenant.
Le ton d’Okami claqua comme un ordre.
Daichi haussait les épaules, sans chercher à discuter. Il tourna les talons, mais avant de disparaître dans l’ombre, il lança un dernier regard à Shinji avant de partir.
Shinji n’osa pas bouger pendant un moment.
Okami, elle, était restée un instant silencieuse, les yeux fixés sur Daichi.
— Ignore-le, dit-elle enfin.
Elle tourna les talons, sans laisser place à la discussion.
— Suis-moi.
Shinji, qui avait repris le contrôle de lui-même, finit par se remettre à suivre Okami.
Il marchait derrière elle sans prononcer un mot.
Le couloir devenait de plus en plus étroit. Les murs se rapprochaient, comme s’ils voulaient les étouffer. L’odeur de poussière et de bois ancien s’intensifiait. À chaque pas, Shinji sentait son cœur battre un peu plus fort.
Ils atteignirent une porte que Shinji n’avait pas remarquée de là où ils étaient tout à l’heure. Sans un mot, Okami tourna la poignée.
Lorsque la porte s’ouvrit, Shinji balaya assez vite la pièce des yeux. Elle était plongée dans une semi-obscurité. Aucune fenêtre. Seulement une petite lanterne suspendue au plafond, projetant des ombres dansantes sur les murs de pierre nue. Une atmosphère qui lui rappelait la cave du boucher.
Il remarqua cependant que dans cette pièce, au lieu d’une chaise au milieu de la pièce, se trouvait une table, et il vit sur celle-ci… une lame. Sa lame.
Celle qu’il ne savait pas pourquoi il la possédait. Celle que tout le monde semblait vouloir lui prendre.
Celle qu’il n’avait pas eu le courage de dégainer pour sauver la jeune fille.
Il s’en approcha lentement. Ses pas s’entendaient sur le bois grinçant. Une fois qu’il y était arrivé, sa main se tendit d’elle-même.
Il ne comprenait pas pourquoi, mais cette arme semblait l’appeler.
Son ombre semblait se lier à celle de la lame.
Il toucha la poignée. Le métal était froid. Il en était sûr, c’était bel et bien sa lame.
Mais alors qu’il allait la soulever, un éclair d’acier lui effleura la gorge.
Okami s’était approchée sans un bruit, et maintenant… la pointe d’une épée courte était posée juste sous son menton.