Traducteur : Ych
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ARTHUR LEYWIN
J’apparus en plein centre des voûtes hantées et vides du reliquaire d’Agrona. Les corps de Kezess Indrath et d’Agrona Vritra gisaient à mes pieds, jetés sans ménagement à côté de moi. Les voir là, sur la pierre froide et stérile de Taegrin Caelum, rendait leur mort soudainement plus définitive. Comme une fin.
Mais… ce n’était pas le cas.
Ces deux seigneurs des asuras avaient été des menaces. Pour moi, pour ma famille, pour mon monde. Tous deux étaient coincés dans un cycle qu’ils avaient eux-mêmes créé, et ils avaient vécu bien trop longtemps, s’étaient façonnés de façon trop rigide pour apprendre à vivre aux côtés des races « inférieures » dans une quelconque équité. Si Agrona avait été un danger constant et actif, c’était Kezess qui représentait la plus grande menace, que ce soit dans cinquante ans, cent ans, ou mille ans. Il n’y avait pas d’avenir pour mon monde tant qu’il existait, et aucune promesse qu’il aurait pu faire n’aurait jamais pu être tenue ou réalisée.
Et pourtant, même avec les deux désormais morts, la plus grande menace existentielle demeurait.
Taegrin Caelum était étonnamment silencieux. À une trentaine de mètres, Tessia et Sylvie se tenaient près du réceptacle de projection des djinns, la seule caractéristique notable de cet immense espace vide. La main de Tess était posée contre le cristal du réceptacle, ses sourcils froncés sur ses yeux clos, ses lèvres serrées. Grâce au sixième sens du mana offert par Realmheart, je sentais le mana pulser entre elle et le cristal.
Bien, pensai-je. J’aurai besoin de l’aide de Ji-ae. Si elle a pu me trouver caché dans une dimension de poche à l’autre bout du monde, alors elle pourra effectuer les calculs nécessaires pour empêcher Epheotus de s’écraser sur la planète.
Sylvie se retourna, me sentant arriver. Ses yeux dorés, reflets des miens, se posèrent sur les masses à mes pieds. Elle toucha Tessia, qui sursauta et s’écarta brusquement du réceptacle de Ji-ae. Quand Tess me vit, son visage s’illumina, et elle fit quelques pas rapides vers moi, comme si elle allait se jeter dans mes bras. Puis son regard tomba sur les corps, et ses pas se figèrent.
Regis sauta de mon bras alors que j’enjambais le corps d’Agrona pour aller étreindre Tessia. Je pris un instant pour respirer, pour m’ancrer dans sa chaleur. Ma seule main restante se glissa dans ses cheveux, effleurant les mèches soyeuses.
« Est-ce que ça va ? » demanda-t-elle, regardant l’endroit où mon bras manquait.
Je ne répondis pas tout de suite, ayant besoin d’un moment pour vraiment réfléchir à sa question. Est-ce que ça allait ? Peut-être que ça n’avait pas vraiment d’importance. Je reculai, laissant ma main glisser sur sa joue. « Et toi ? »
Son regard glissa derrière moi, vers Agrona. Une main se leva pour tenir la mienne contre son visage, mais l’autre se serra en poing à son côté. Elle ne me regarda pas en parlant. « C’était un monstre, Arthur. L’homme le plus horrible que j’aie jamais rencontré ou imaginé. Il ne voyait personne d’autre comme une personne. Chaque fois que mon esprit commençait à se réveiller dans mon corps, quand j’essayais d’atteindre Cecilia, il me repoussait. C’était comme remonter à la surface pour respirer, seulement pour que quelqu’un vous replonge la tête sous l’eau. Toujours en train de se noyer, sans jamais mourir. » Elle appuya son front contre ma poitrine. « Je ne pense pas avoir jamais haï quelqu’un avant, Arthur. Mais je le haïssais. »
Je laissai échapper un souffle tremblant, souhaitant savoir mieux quoi dire dans ces moments-là. « Il ne fera plus jamais de mal à personne. »
Les bras de Tessia s’enroulèrent autour de ma taille, et elle me serra fort.
Sylvie s’était éloignée pour rester près des restes de Kezess. Ses sentiments étaient coupés des miens, soit pour me laisser me concentrer, soit pour garder une part d’intimité. Probablement un mélange des deux. Mais quand elle remarqua que je la regardais, ses pensées effleurèrent les miennes, légères comme des ailes de papillon, pour me faire savoir qu’elle allait bien.
Quelque part, trop près, un fracas d’avalanche retentit, et la forteresse trembla autour de nous, me ramenant à l’instant présent. « Je dois parler à Ji-ae. »
Tessia soupira et se hissa sur la pointe des pieds pour m’embrasser, un baiser rapide qui réchauffa ma poitrine et mes joues. « Tu ferais mieux de te dépêcher. Elle… s’efface. »
Mon pouls s’accéléra. « Attends, quoi ? »
Sylvie passa devant moi, menant la marche vers le réceptacle cristallin. Ce n’est qu’alors que je remarquai que la raison pour laquelle Tessia avait pu poser sa main sur le cristal était que les anneaux de pierre ne gravitaient plus autour de l’appareil. « Juste avant que tu ne reviennes. Ça a dû se produire quand Agrona est mort. Il y a eu une sorte d’onde de choc qui a traversé son système. »
Je me précipitai vers le réceptacle, cherchant des signes de dommages physiques mais n’en voyant aucun. « Ji-ae ? »
Tessia, qui m’avait suivi, prit ma main et la serra en la levant. « Tu dois toucher le cristal. » Elle pressa mes mains contre lui.
Je ressentis une poussée de conscience, et une autre entité se lia à la mienne.
« Ah. Arthur L-Leywin. Tu as réussi. Tu as triomphé. Et donc, il ne reste qu’un seul chemin pour avancer. »
La voix dans ma tête semblait traîner et grésiller, produisant un son saccadé.
« S’il te plaît. Tu dois accomplir ma directive principale. Ne permets pas la destruction des Rel-Rel-Relictombs. »
L’énergie stockée dans le réceptacle diminuait à vue d’œil. Ji-ae n’avait plus que quelques minutes, peut-être moins. Est-ce qu’Agrona avait fait ça ?
« Il semble qu’il ait mis en place une sécurité cachée dans mon réseau de connexion. À sa m-mort, une partie de la magie qui me reliait aux… Relictombs s’est effondrée, coupant ma source d’énergie et endommageant l’intégrité de mes structures internes. »
Je pris une inspiration pour me stabiliser, une main serrée en poing à mon côté, l’autre appuyée fermement contre la surface froide et lisse du cristal.
Écoute-moi, Ji-ae. Je sais comment empêcher le royaume éthérique de se rompre et sauver les Relictombs en même temps. Mais je ne peux pas faire ça si Epheotus détruit tout avant. J’ai besoin de ton aide.
En utilisant les propriétés de calcul de la clé de voûte finale, j’avais montré au Destin comment l’éther accumulé pouvait être libéré lentement, sur le long terme, évitant ainsi la dévastation de la vie sur ce monde. Mais la nature du processus—combinant le Gambit du Roi, le Destin, et la clé de voûte elle-même—avait rendu impossible l’absorption de chaque détail. En particulier, les spécificités de la façon d’atteindre le lointain futur étaient restées floues et vagues dans chaque vision, car je ne pouvais pas voir le temps autour de ma défaite du simulacre d’Agrona. La rupture des fils du Destin avait envoyé des ondes des années après.
Je pouvais sentir la faille s’élargir à l’extérieur. Sans Kezess, son peuple n’était plus capable de la maintenir. Si tout Epheotus se déversait par cette blessure et s’écrasait sur ce monde, les deux seraient détruits et le futur potentiel que j’avais entrevu n’arriverait jamais. Mais je ne savais pas comment l’arrêter.
Ce n’est pas tout à fait vrai, m’avouai-je.
Regis, qui m’avait suivi péniblement et me regardait depuis le sol, répondit à ma pensée par un grondement bas, sans engagement.
Il y eut un tremblement, comme l’équivalent mental de quelqu’un qui lutte pour respirer.
« J’ai bien peur que mon esprit soit… presque parti. Mais si tu es rapide… »
Bien que cela me coûte, j’activai le Gambit du Roi et me plongeai dans la capacité accrue de réflexion et de calcul qu’il offrait.
« Combien de temps penses-tu qu’il nous reste ? » dis-je à voix haute tout en le pensant à Ji-ae.
« Je n’ai que quelques instants. Ce monde ? »
Il y eut un grésillement statique alors qu’elle s’interrompait.
« Je ne peux pas dire. Une heure. Pas plus. »
Je ne perdis pas plus de temps, me lançant dans une explication de mes idées pour obtenir tout ce que je pouvais de la projection djinn. Ma première idée était de condenser le paysage en un continent qui tiendrait à peu près là où il était auparavant.
« D’après ma compréhension d’Eph-Epheotus, cela nécessiterait la destruction de quatre-vingt-onze à quatre-vingt-dix-huit pour cent de la terre des asuras, selon la quantité d’océan que tu serais prêt à déplacer. Toute erreur pourrait entraîner l’inondation de Dicathen et d’Alacrya. »
Je hochai la tête, l’ayant moi-même deviné. Mais qu’en est-il de quelque chose comme une lune ? Avec la godrune spatium, je pourrais peut-être reformer le paysage en une sphère hors de l’atmosphère.
« Une proposition intéressante. Je vois deux problèmes. Premièrement, la faille se trouve actuellement dans l’atmosphère de ce monde, il te faudrait donc déplacer l’intégralité d’Eph-Epheotus à des milliers de kilomètres en orbite sûre. Deuxièmement, il te faudrait ensuite créer une atmosphère autour de la nouvelle lune-Epheotus. »
Je passai à des idées plus conceptuelles, moins ancrées dans la réalité physique telle que je la comprenais, des idées trop complexes pour que je puisse en explorer seul tout le potentiel.
Puis, Ji-ae m’arrêta. Je venais d’expliquer un concept un peu étrange, que je pensais hautement improbable, mais qui avait été inspiré par certains des propres designs des djinns.
« Cela pourrait sauver jusqu’à quarante-cinq pour cent de la masse terrestre d’Epheotus, » répondit Ji-ae, le grésillement et le bégaiement empirant. « Les calculs sont… complexes. Et j’arrive à la fin de ma puissance… »
« Il nous faut plus de temps. »
« Que pouvons-nous faire, Arthur ? » demanda Sylvie, son ton insistant, pressant. Tessia se tenait derrière elle, incapable de cacher la peur sur son visage.
Des questions tournaient dans ma tête, s’entrechoquant sans jamais aboutir à des réponses. Est-ce que Sylvie pouvait arrêter le temps assez longtemps pour calculer comment manipuler Epheotus dans ce monde sans détruire l’un ou l’autre ? Est-ce que je pouvais utiliser le Requiem d’Aroa pour retenir Epheotus un peu plus longtemps, ou refermer la blessure, ou ramener le réceptacle de Ji-ae à un état antérieur à l’activation du piège d’Agrona ?
Mon esprit revint brusquement à Regis et à la godrune de Destruction alors que la forteresse tremblait sous un impact proche. Epheotus lui-même n’avait pas besoin d’être sauvé pour empêcher la destruction de ce monde.
J’avais l’impression que mes pensées tournaient en spirale.
Ellie était là-haut, à Epheotus. Maman aussi. Est-ce que je pourrais les faire sortir à temps ? Et si je pouvais les sauver, qui d’autre pourrais-je sauver avant de condamner le monde entier des asuras au feu ? Et si je ne pouvais pas sauver tout le monde, avais-je alors l’obligation de ne sauver personne, pour éviter de futurs conflits entre les survivants et les « inférieurs » qui auraient été choisis à leur place ? Mais alors, serais-je vraiment meilleur que Kezess si je condamnais les asuras à la mort ?
Mais une autre voix, plus dure, répondit :
Ai-je vraiment le choix ?
Comme je ne répondais pas à Sylvie, Tessia s’avança, sa main entourant mon poing et forçant mes doigts à s’ouvrir pour entrelacer les siens entre les miens.
« Je… peux te donner plus de temps. »
Les différentes branches de mes pensées, chacune luttant pour devenir le fil « principal », se rejoignirent toutes alors que mon attention se portait entièrement sur Tess.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Sa gorge se serra alors qu’elle avalait difficilement. Elle n’osait pas vraiment croiser mon regard, mais une intense concentration se lisait sur son visage. Ses doigts se resserrèrent autour des miens, et je sentis un léger tremblement.
« Son réceptacle meurt, mais l’esprit—toutes les informations qui composent sa conscience stockée—sont toujours là, non ? Elle a juste besoin d’un autre endroit où… être. »
Sa suggestion prit sens, et je me tendis aussitôt, rejetant l’idée.
« Non, c’est… » Mais je ne pus finir ma phrase.
Une partie de mon esprit revint à la Victoriad, à Tessia me regardant avec supplication, comme si elle demandait la mort… et elle voulait se remettre dans cette position ? Non. Tessia avait partagé son corps trop longtemps sans avoir son mot à dire. Pourtant… face à la destruction du monde, de tout le monde, lui demander de faire cela était-il cruel… ou simplement nécessaire ?
Ma mâchoire se crispa. Je ne pouvais pas lui refuser l’opportunité de s’aider elle-même.
Mais peut-être y avait-il une autre solution.
« Je devrais être celui qui le fait. Ji-ae, tu peux utiliser mon corps comme réceptacle. Mon corps et mon éther devraient fournir assez d’énergie pour toi. »
Il y eut un silence, et un instant, je craignis que Ji-ae ait disparu. Puis :
« Avec du temps, peut-être que je pourrais. Mais tu ne sais pas comment m’accepter en toi. Je devrais lutter pour le contrôle, comme Cecilia l’a fait avec Tessia. Ton esprit deviendrait un champ de bataille, et tout le reste deviendrait bien plus difficile. »
Je fermai les yeux et pris une inspiration irrégulière.
« Comment Tessia peut-elle le faire, alors ? »
Ce fut Tessia qui répondit.
« Il y a de la place. Une sorte… d’espace vide, laissé par Cecilia. » Sa main se posa contre le cristal à côté de la mienne.
« Si tu peux te transférer en moi, je peux te laisser entrer. »
L’hésitation dans sa voix était absente de sa posture physique et de sa projection mentale. Les lèvres serrées, les sourcils froncés, elle se tenait droite, une confiance qui renforça ma propre résolution.
« Avec les bons schémas de sorts, » répondit Ji-ae lentement. « Mais il me faudra plus de temps. »
J’hésitais encore, mais Sylvie, le visage contracté par l’effort de suivre la conversation à travers le bruit du Gambit du Roi, effleura légèrement mes pensées.
« Le poids de chaque problème ne peut pas reposer uniquement sur tes épaules. »
Elle tendit la main pour toucher le cristal. L’éther se déplaça, formant une cage de temps suspendu autour du réceptacle, stoppant la dégradation continue de sa source d’énergie. À mon tour, je versai de l’éther dans le lien invisible reliant le réceptacle aux Relictombs, utilisant le Requiem d’Aroa comme conduit pour le reconstruire. Je ne pouvais pas refaire le sort d’Agrona, mais je tirai le lien vers moi pour devenir la source d’énergie de Ji-ae.
Ji-ae, son esprit libre dans le réceptacle même si la structure physique était figée, utilisa cet afflux soudain d’éther pour pousser vers l’extérieur.
L’espace autour de nous devint blanc. Sylvie et Regis avaient disparu, et je me tenais aux côtés de Tessia.
« Es-tu certaine ? »
La voix était désincarnée, mais ressemblait à celle de Ji-ae.
« Je le suis, » confirma Tess.
Une silhouette de pure puissance, que je ne percevais que comme un éclat de lumière, s’avança vers Tessia. Les yeux de Tessia papillonnèrent et elle grimaça, faisant rouler son cou dans un évident inconfort. De l’encre commença à couler sur sa peau en rivières, formant des runes et des symboles alors que les schémas de sorts prenaient forme. D’une certaine façon, ces motifs semblaient plus purs, moins agressifs, et plus proches de Tessia que ceux qu’elle portait en tant que réceptacle de Cecilia.
Mes yeux suivirent l’encre jusqu’à la main de Tessia, que je fus surpris de voir toujours serrée dans la mienne dans cet espace désincarné. Des runes se formèrent à partir de l’encre. Avec une douce sensation de brûlure, elles s’entrelacèrent avec un autre ensemble qui était apparu sur le dos de ma main. Mes paupières battirent en même temps que celles de Tessia, et quand elles s’arrêtèrent, la silhouette avait disparu, tout comme l’espace blanc.
Le réceptacle cristallin devant nous était sombre, n’émettant plus ni bourdonnement de mana ni d’éther.
« Ji-ae ? »
Je me raidis, surpris par la voix de Tessia dans mon esprit.
Tess ?
Elle se tourna vers moi, les yeux écarquillés, fixant ma bouche.
« Tu peux… ? »
Je hochai la tête, sentant un sourire que je n’arrivais pas à former à cause de la multitude de pensées qui se bousculaient. Nous étions liés, nos esprits partagés de la même façon que le mien l’était avec Regis et Sylvie. Levant nos mains jointes, j’examinai les runes entrelacées sur nos doigts.
« Un instant, s’il vous plaît, » dit une autre voix. Celle de Ji-ae. Plus forte maintenant, plus stable, et bien plus claire.
« Il va falloir s’y habituer. »
Les yeux de Tessia se fermèrent, mais je pouvais encore voir ses globes oculaires bouger rapidement sous ses paupières.
« Désolée, Ji-ae. Laisse-moi essayer de te faire plus de place. »
Je pouvais sentir les deux esprits se presser l’un contre l’autre, se poussant et se bousculant avec plus ou moins de douceur pour prendre le contrôle de l’espace limité. Mais Tessia se déplaçait, s’effaçait en elle-même, guidant Ji-ae vers la poche d’espace restante.
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La forteresse trembla à nouveau alors que quelque chose la percutait de l’extérieur. J’entendis des murs s’effondrer et des planchers s’écrouler tandis qu’une force fracassait tout sur son passage, descendant en diagonale droit vers nous. Mon éther réagit aussitôt, mais seulement un instant avant que je ne reconnaisse la signature de mana. Le vacarme se rapprocha à chaque impact jusqu’à ce qu’au bout de quelques secondes, l’extrémité de la salle s’effondre. Chul fit irruption, indifférent aux décombres qui tombaient autour de lui, et se retrouva devant moi en une seconde, flottant au-dessus du sol.
« Mon frère ! » gronda-t-il désespérément. Il n’y avait ni surprise ni même de joie sur son visage, seulement de la peur. « Le ciel est en train de s’effondrer, et nous ne pouvons plus suivre le rythme des bombardements. Tes Lances, Varay et Mica, ainsi que les Faux alacryens, protègent l’armée et la forteresse du mieux qu’ils peuvent, mais je… » Il hésita, avalant difficilement et jetant un regard autour de lui, ses yeux s’arrêtant sur les corps tout proches. « Agrona est mort ? »
J’acquiesçai.
Il se détendit, comme si une tension quittait un ressort.
« Alors la vengeance est accomplie. » Sa voix se brisa, me forçant à lever la tête pour croiser son regard. La différence de couleur de ses yeux donnait l’impression qu’un côté de son visage était froid et sans émotion, tandis que l’autre brûlait d’intention.
« Mais la célébration devra attendre. Quel est ton plan, mon frère ? »
Je regardai Chul, puis Sylvie, ensuite Regis, et enfin Tessia. Il y avait un anneau violet lumineux autour de ses iris.
« Voyons ce à quoi nous avons affaire. »
Regis entra dans mon corps physique et se dirigea vers mon noyau, puis, ensemble, nous repartîmes en volant le long de la fissure fracassée que Chul avait laissée dans Taegrin Caelum. Dehors, le spectacle était véritablement apocalyptique.
Le ciel avait presque entièrement disparu, occulté par Epheotus. Un enchevêtrement de paysages et de structures était visible comme s’ils avaient été compressés ensemble, forêts, chaînes de montagnes et océans se mélangeant pour ressembler à une mauvaise carte topographique. Je vis des champs d’herbe bleue et des pics enneigés, des plaines en feu et des forêts idylliques, des châteaux et des cités flottantes vaporeuses. Et tout cela, se brisant et tombant en énormes météores.
Un immense déferlement de magie provenait d’Epheotus alors que des dizaines de milliers d’asuras s’accrochaient aux bords de leur réalité, essayant de la maintenir en un seul morceau alors qu’elle glissait de nouveau dans le monde physique. Ce n’était pas suffisant…
Dans la vallée en contrebas, Seris, Varay et Mica avaient déjà organisé les survivants de la bataille. Une puissante barrière de mana remplissait la vallée où ils s’étaient battus, mais si elle pouvait suffire à repousser l’impact d’une petite masse terrestre, aucune barrière ne pouvait survivre à la collision totale d’Epheotus avec notre monde.
Seris, Varay, Mica, et—à ma surprise—la Faux Melzri s’envolèrent pour nous rejoindre depuis l’endroit où ils survolaient l’armée.
« Vous devez faire sortir tout le monde d’ici, » dis-je immédiatement. Il n’y avait pas de temps pour expliquer ce que j’avais l’intention de faire ou les événements à l’intérieur de Taegrin Caelum.
« Le plus loin et le plus vite possible. Maintenant, » ordonnai-je en voyant que Seris et Mica semblaient vouloir poser des questions.
À Chul, j’ajoutai :
« Va avec eux. Retourne à Dicathen par tous les moyens, et préviens Mordain de ce qui se passe. Ses phénix doivent être prêts. »
Le grand demi-phénix acquiesça sérieusement et me tapa sur l’épaule, puis se tourna vers les autres.
« Vous l’avez entendu. On y va ! »
Mon attention revint aussitôt à Tessia.
« Calculs ? »
« Presque terminés, » répondit Ji-ae.
Prenant une profonde inspiration, je fis descendre l’éther dans mes canaux et l’infusai dans la godrune spatium, puis projetai cette énergie vers le haut. Les déchirures autour des bords d’Epheotus étaient en elles-mêmes une sorte « d’espace manipulé », et je pus saisir et retenir la blessure elle-même, la resserrant et ralentissant la progression continue de la terre d’Epheotus dans le monde physique. Les bords s’effritaient, et d’énormes masses semblables à des météores continuaient de s’écraser.
En bas, ce qui restait de notre armée se précipitait à travers un tunnel dans la roche effondrée, tombée lorsque les deux portails des Relictombs étaient apparus. J’avais besoin qu’ils soient bien à l’écart de cet espace. Ce furent de longues minutes d’attente.
« Arthur, j’ai terminé les calculs nécessaires pour remodeler le continent Epheotan, » dit Ji-ae entre-temps.
« La puissance requise est… significative. Mais la conception préserve tous les lieux stratégiques et culturels importants et a très peu d’impact sur les continents existants. »
Combien, exactement ? demandai-je.
À côté de moi, Tessia se mordit la lèvre et grimaça. Je lui lançai un regard interrogateur, mais elle se contenta de forcer un sourire et hocha la tête pour dire que ça allait.
« Plus que tu ne peux canaliser en toute sécurité, » répondit Ji-ae.
« Bien plus que ce que tu stockes actuellement dans ton noyau éthérique. »
Je soufflai bruyamment, activant le Gambit du Roi sur le problème. Mon esprit occupé, il me sembla que seuls quelques instants passèrent avant que l’armée ne soit hors de danger. Je ne pouvais plus attendre. Nous devions commencer, ou il serait trop tard. Si ce n’était pas déjà le cas.
Le Requiem d’Aroa s’embrasa contre ma colonne vertébrale, et de brillantes particules d’éther commencèrent à s’échapper de moi comme du pollen d’un arbre. Les particules descendaient en deux lignes tourbillonnantes. La sueur perla aussitôt sur mon front alors que je maintenais le Gambit du Roi, Realmheart et le Requiem d’Aroa en même temps, forçant mes canaux d’éther forgés par la lave à pousser assez d’énergie vers l’extérieur.
Les particules suivaient les bords des cadres de portails brisés, se rassemblant dans les fissures et sur les morceaux manquants. Un souvenir de la zone enneigée des Relictombs me revint, et j’espérai soudain que Caera—quelque part là-dessous avec le reste de l’armée—s’en était bien sortie lors de la bataille. Sans elle, ce que je faisais maintenant n’aurait peut-être pas été possible.
Alors que la godrune reconstruisait les cadres des portails en les tordant dans le temps jusqu’à ce qu’ils soient à nouveau intacts, les portails eux-mêmes vacillèrent et s’illuminèrent, projetant une lumière pâle sur le flanc de la montagne.
God Step brûla alors qu’il s’activait aussi avec l’éther. Avec la rune spatium, je saisis le minuscule point au cœur de chaque portail et commençai à tirer, les élargissant rapidement. L’espace autour de leurs bords se déchira, les cadres fraîchement réparés se fissurant à nouveau, mais je maintenais désormais les portails ouverts directement, et lorsqu’ils se rejoignirent—
L’espace m’échappa alors que les deux portails s’élargissaient et entraient en collision, mais refusaient de se mélanger ou de se combiner, comme de l’huile et de l’eau.
Au-dessus, l’air lui-même sembla trembler alors que je perdais brièvement le contrôle de l’espace autour de la blessure, provoquant la chute d’une masse de terre de plusieurs kilomètres, dévalant au-delà des montagnes en traînées de feu.
Mais même alors qu’Epheotus tombait et que le portail des Relictombs bouillonnait, une onde apaisante d’éther se répandit sur les montagnes du Basilic et au-delà. À ma droite, Tessia agrippait mon bras, me tenant comme si elle allait tomber sans mon soutien. À ma gauche, Sylvie, canalisant un art d’aevum pour ralentir le temps, serrait mon épaule.
J’ajustai ma prise sur les quatre godrunes, et Sylvie relâcha le sort. Ensemble, nous inspirâmes difficilement.
Mon attention revint aux deux portails. Ils étaient fondamentalement différents, comme deux déchirures distinctes sur les côtés opposés d’un vêtement. Dans cet exemple, la seule façon de n’en faire qu’un seul trou serait de déchirer le tissu jusqu’à ce qu’ils se rejoignent. Avec la magie et les portails, ce n’était pas aussi simple. Ils menaient techniquement à des endroits différents, et même si les portails étaient côte à côte de ce côté-ci, leurs destinations pouvaient être à une distance inquantifiable l’une de l’autre.
Mais je n’avais pas besoin d’atteindre leurs destinations. J’avais besoin d’en former une entièrement nouvelle.
Le premier niveau des Relictombs était un point fixe, avec de nombreux portails menant à l’intérieur et à l’extérieur. Avec mes sens étendus à travers la godrune spatium et God Step, je suivis ces chemins et ces fils qui s’étendaient au-delà des portails vers les zones isolées dans le vide. En utilisant les voies éthériques comme fil conducteur, je commençai à coudre les anciens portails dans le tissu de dizaines d’autres à travers la zone. Partout en Alacrya, dans les halls de l’Association des Ascendants, leurs portails d’ascension se fermaient alors que je les coupais.
Finalement, les deux portails dans les montagnes sous moi fusionnèrent en un seul portail massif qui remplissait toute la vallée.
Ma respiration se coupa et mes yeux se révulsèrent alors que le poids de tout cela s’abattait sur moi.
« Ji-ae… qu’est-ce que c’est ? »
Tessia s’accrochait à moi, les yeux fermés, le visage pâle.
« La force du royaume éthérique qui repousse la frontière avec le monde physique est bien plus élevée qu’elle ne devrait l’être, » pensa rapidement Ji-ae.
Le portail en dessous, comme la faille au-dessus, s’élargissait hors de mon contrôle. Il engloutit des parties du flanc de la montagne, provoquant leur effondrement dans un grondement d’avalanche et soulevant des nuages de poussière. Mes sens, tissés à travers les voies éthériques, s’étendirent rapidement, projetant une douleur fulgurante dans mon crâne alors que j’essayais de ressentir toute la largeur et la profondeur du monde en même temps.
Je me jetai dans le Gambit du Roi, et chaque branche de mon esprit se divisa en deux, puis quatre, huit, et plus encore.
Je vis l’armée se diriger vers le sud, volant sur des barges de glace et de pierre. La cité de Victorious, une ruine fumante, n’avait plus que des cratères remplis de bêtes de mana d’Epheotus. Le village de Maerin, ses mages unissant leurs forces pour protéger le centre du village alors qu’ils observaient les météores tomber au loin. Une vague géante fonçant vers des rivages lointains, soulevée par la chute des îles. Xyrus, enveloppée d’une coquille de feu, une pluie de rochers explosant tout autour. Les Terres Désolées d’Elenoir, un bosquet d’arbres rabougris aplatis et en feu.
C’était trop. Je ne pouvais pas tout absorber, je ne pouvais pas le traiter. Mon esprit était mis en lambeaux.
« Alors lâche prise, » dit une voix, ou plusieurs voix. Tant de voix dans ma tête maintenant, en plus de la mienne…
Mais j’écoutai. J’arrêtai d’essayer de tout contrôler et je lâchai prise. C’était comme flotter hors de mon corps alors que mon esprit, un enchevêtrement sauvage et désordonné de fils, se séparait de la douleur physique. Le réseau de sens et de sensations était là, mais ce n’était plus qu’un bruit de fond. Je pouvais continuer, peu importe les conséquences.
« Arthur ! » crièrent les voix, dans ma tête et à l’extérieur.
Mes yeux s’ouvrirent brusquement, et j’eus l’impression de me regarder d’en haut, mon corps suspendu entre Sylvie et Tessia. Du sang couvrait mes lèvres et mon menton alors que mon corps était secoué de toux que je ne ressentais même pas.
Le portail fusionné continuait de s’étendre, atteignant maintenant la moitié de la hauteur de Taegrin Caelum. En quelques instants, il engloutirait toute la forteresse.
Je relâchai ma prise spatium sur la blessure.
Le Gambit du Roi peinait à démêler les fils de mon esprit conscient, mes pensées n’étant plus qu’un fouillis confus au lieu de dizaines d’idées claires et distinctes. J’avais canalisé sans réfléchir la quantité maximale de puissance que mon corps pouvait supporter. Et ce n’était pas suffisant. Je devais me concentrer.
« Il va s’étendre jusqu’à la faille au-dessus, » prévint Ji-ae de son ton calme.
Et quand cela arriverait, le royaume éthérique exploserait, et tout serait perdu.
Nous avions mal calculé. La pression du royaume éthérique était dix—non, cent fois supérieure à ce qu’elle aurait dû être. Quelque chose nous repoussait.
Et alors, je compris. La rivière. Le temps. Le Destin. Toute cette pression accumulée.
« Merde, » grognai-je, retirant une fraction de puissance de mes godrunes pour renforcer mon corps et m’élever plus haut, entraînant Tessia et Sylvie avec moi.
« Art… » Je regardai Tessia. Son visage était maculé de sang coulant de son nez, et ses yeux étaient presque aussi rouges qu’un Vritra.
La tension de se faire conduit pour autant de puissance brute de calcul en Ji-ae était en train de la détruire.
« Nous devons stabiliser le portail et la blessure, » insista Ji-ae.
« Il te faut plus d’éther. Beaucoup plus. »
L’éther s’écoulait autour des deux brèches dans le tissu de l’espace. Je cherchai l’armure relique, incertain de son état après l’attaque de Kezess, mais elle répondit, se déployant sur mon corps comme prévu. Immédiatement, elle attira l’éther atmosphérique, en absorbant une partie du flux vers moi. Mais même en l’absorbant aussi vite qu’il arrivait, ce ne serait pas suffisant. Loin de là.
Je pensai à nouveau à la rivière, à la façon dont elle m’avait traversé avec une telle force que j’avais formé une nouvelle couche de noyau en quelques instants. Si seulement j’avais autant d’éther maintenant…
Un frisson me parcourut. Était-ce possible ? Cela pouvait-il fonctionner ? Est-ce que ce serait même suffisant si ça marchait ?
D’une voix tremblante, je regardai Sylvie.
« J’ai besoin d’une seconde. »
Elle hocha la tête, l’expression grave. Ses yeux papillonnèrent, et je sentis à nouveau le pouls de son contrôle, se répandant sur les montagnes.
Chaque couche de mon noyau n’était rien d’autre que de l’éther condensé, durci en une forme physique. Théoriquement, tout l’éther qui avait formé chaque couche était toujours là, simplement inerte, sa forme focalisée en une structure spécifique. Les couches renforçaient mon noyau, permettant de stocker plus d’éther, plus pur, mais elles représentaient elles-mêmes un incroyable réservoir d’éther, si seulement je pouvais y accéder.
Plongeant en moi-même, je cherchai les bords de la quatrième couche, enroulée fermement autour des autres, qui contenaient à leur tour les fragments brisés de mon noyau de mana. Au lieu de plonger dans mon noyau et d’ouvrir les canaux permettant à l’éther de circuler, je touchai le noyau lui-même, tentant d’utiliser cet éther inerte. De le réveiller, de le diriger.
C’était comme sculpter du granit avec un ongle. Les couches avaient été forgées avec une intention désespérée, durcies et imprégnées d’un but jusqu’à pouvoir résister à une pression interne impossible.
Non. Je ne pouvais pas simplement gratter la couche. Je devais la libérer. C’était de la puissance. Elle pouvait être redirigée.
À travers des dizaines de branches de mon esprit conscient, je formai l’image de ce dont j’avais besoin. Mon propre éther redirigé, s’écoulant hors de mon noyau pour entourer et presser la coquille extérieure. C’était mon éther.
Ma volonté, forgée en un poing en moi, s’enroula autour de mon noyau et serra fort.
La quatrième couche se brisa.
Mes canaux ne pouvaient pas la contenir. L’éther, autrefois si parfaitement contrôlé, se déchaîna en moi.
D’en haut, je me vis éclater, mon corps englouti dans une brume rouge et violette alors que Sylvie et Tessia hurlaient.
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Un peu lent le chapitre
Merci beaucoup pour la trad. C’est toujours un plaisir immense de voir un nouveau chapitre de TBATE, et de pouvoir poursuivre le périple d’Arthur avec lui. Perso je pense qu’il doit y avoir un dernier Glow UP pour Godspell, un équivalent de l’intégration pour la maîtrise de l’éther en quelque sorte. J’ai hâte de voir ce que Turtle Me nous réserve pour la suite
Ma tête après avoir lu le chapitre 🥴😵💫🤯
Arthur qui a une petite pensée à notre chère Caera 🥰